L’approche Reggio, plébiscitée dans le monde entier, reste étrangement confidentielle en France. A ma connaissance, aucune école ne s’en réclame exclusivement, et très peu lui accordent une place dans leur programme pédagogique. Polyvalente, ingénieuse, respectueuse et profondément adaptée à sa société, cette pédagogie est pourtant d’une immense richesse et mériterait d’être mieux connue par les francophones.
Cette semaine, nous avons l’immense chance d’accueillir Jennifer, directrice du programme primaire de l’Ecole Internationale de Genève (Ecolint), une école bilingue français-anglais construite autour des principes de la pédagogie Reggio. Jennifer a accepté de nous présenter ces principes en français, et nous espérons que les pédagogues et créateurs d’école parmi vous seront inspirés comme elle l’a été!
Pour nous écouter, c’est par ici:
De quoi avons-nous parlé?
Reggio est avant tout une ville de 170 000 habitants (l’équivalent de Saint-Etienne en France, ou Sherbrooke au Québec), chef lieu de la province d’Emilie Romagne, située presque exactement entre Parme et Modène. Elle est connue pour son fameux parmesan, mais aussi, de façon plus surprenante, pour l’extraordinaire pédagogie qu’elle a développée dans ses crèches et écoles maternelles : l’approche Reggio, pratiquée dans le monde entier (sauf… en France).
Ecole et ville étroitement liées
Au sortir de la seconde guerre mondiale, un groupe de mères s’empare d’un char abandonné dans une Reggio dévastée par les affrontements. Elles exigent que les fonds récupérés par la vente des pièces de ce char soient investis dans la création d’une école. Loris Malaguzzi (1920-1994), habitant d’un village proche de Reggio, entend parler de cette histoire et se présente pour participer à la création de cette nouvelle structure. Il en sera une figure charismatique et centrale jusqu’en 1985.
La genèse de cette approche créé, dès les origines, un lien très fort entre l’école et la chose publique. Les écoles comme la ville se développent et grandissent ensemble, avec un fort investissement de la ville dans les écoles, et des écoles dans la ville. Dès les commencements, Loris Malaguzzi investit une plazza de la ville pour y installer une classe ; les enfants participent aux décisions qui les concernent (aménagement des parcs publics par exemple).
Les professeurs et pedagogistas (sorte de consultants de la pédagogie et des écoles, qui accompagnent les professeurs dans leurs pratiques) s’inspirent, pour construire cette approche, du travail de Freinet, Montessori, Gardner. En 1991, un article de la revue Newsweek présente l’école Diana, située dans le nord de Reggio, comme la meilleure école du monde. La planète éducative découvre alors l’approche Reggio et se presse pour visiter les 32 écoles et crèches de la ville. Ce dialogue amorcé avec des éducateurs venus du monde entier contribue à enrichir la pratique des enseignants Reggio, dans un échange constant d’expériences et d’idées.
Les grands principes de l’approche Reggio
- Les enfants sont vus comme des êtres très compétents, qui ont, lors de leur entrée à l’école, déjà acquis de nombreuses aptitudes : communiquer, gérer le quotidien… on se base sur ces compétences acquises plutôt que de se concentrer sur ce que les enfants ne savent pas encore faire.
- L’environnement est le troisième enseignant, après l’enfant et le professeur : l’architecture, la lumière, l’espace, les meubles et objets, rendent la vie quotidienne plus riche et nourrissent les recherches et réflexions des enfants.
- La documentation (« The pedagogy of listening ») : Les adultes ont pour rôle de rendre visible l’apprentissage des enfants. Ils considèrent l’enfant comme leur sujet de recherche ; ils sont enseignants chercheurs et le restent toute leur carrière.
- Les enfants apprennent par l’interaction (« Transparency, Relationality & Reciprocity ») : chaque individu se situe au centre d’une toile de liens, et chaque mouvement d’un lien impacte les autres. Ainsi les interactions entre tous les acteurs sont essentielles : interactions enfant-professeur, enfant-enfant, professeur-professeur, mais aussi interactions réciproques de tous ces acteurs avec les parents, le personnel de l’école, la ville, les enseignants venus du monde entier pour visiter les écoles Reggio… chaque interaction nourrit la recherche. Tous les enfants jouent un rôle dans l’apprentissage de tous.
Les Cent Langages de l’Enfant
Concept fondamental dans la pédagogie Reggio. L’enfant peut s’exprimer de très nombreuses façons, qui vont au-delà de la parole ou de l’écriture traditionnellement privilégiées dans les écoles. Les équipes Reggio considèrent le potentiel de chaque matériel pour aider l’expression de l’enfant : tous les arts bien entendu (arts visuels, musique, danse, mouvement, théâtre…) mais aussi utilisation de la lumière, des technologies… Ces méthodes aident l’enfant à construire son propre apprentissage (en fabriquant un chien en argile, on comprend comment est fait un chien), à le formaliser, à le communiquer aux autres.
Les provocations
Les provocations sont une invitation faite aux enfants, derrière laquelle se cache une intention de l’enseignant. Ce peut être une expérience, un mot, une question, un objet, une aventure vécue dans ou à l’extérieur de l’école. Au lieu de leur dire ce qu’il faut apprendre et comment, on les laisse construire leur apprentissage avec leurs compétences propres.
Lorsque l’enseignant propose une provocation, il y a beaucoup réfléchi antérieurement, seul et en groupe (avec les autres enseignants de l’école, les pedagogista) ; les adultes ont essayé d’imaginer toutes les possibilités ouvertes par la provocation, qui servira à ouvrir des horizons aux enfants. Une fois que la provocation est lancée, les enseignants écoutent profondément et documentent, c’est-dire prennent des notes, des photos, des vidéos de ce qui est en train de se passer (réactions des enfants, dialogues entre eux et l’enseignant, étude de la provocation…). Le soir, en groupe, les professeurs revoient ces notes et choisissent LA question des enfants qui contient le plus de possibilités pour relancer la réflexion le lendemain. Il faut faire des choix… les enseignants tentent de choisir le chemin le plus riche en possibilités, mais ils ne sont pas toujours capables d’anticiper ce qui va se passer.
(note de moi-même : cela me rappelle l’épisode de la musaraigne relaté par Bernard Collot sur son site).
La documentation
Les enseignants essaient de rendre visible le jour-même ce qui a été vécu dans la classe, en mettant à disposition des parents, à l’entrée de la classe, un classeur contenant les photos et les notes de la journée. Cela invite les réflexions des parents, qui peuvent contribuer à ce projet de recherche ; ils peuvent relancer la discussion à la maison, ce qui pourrait changer le chemin pour cet enfant et enrichir l’expérience du groupe le lendemain.
La pratique de l’art
Chaque école possède un grand atelier d’art, qui est commun à tous, et un mini-atelier accolé à chaque classe. L’atelierista accompagne les enfants dans ces espaces : c’est un enseignant qui possède une compétence pointue (souvent diplômé des beaux-arts) dans un « langage » particulier (musique, art visuel, théâtre, éducation à la nature…). Le rôle de cette personne est d’accompagner et approfondir l’expérience vécue par l’élève dans les langages dont elle est experte (un artiste visuel donnera les clefs pour maîtriser peinture, argile, papier mâché…).
On est loin de la standardisation, du projet de bricolage, où toute la classe fait la même chose selon les indications du professeur : l’enfant a un projet en tête, a besoin de compétences pour l’accomplir, et l’atelierista l’aide à acquérir ces compétences. Elle accompagne les enfants pendant plusieurs années, de l’entrée au nido (crèche) jusqu’à la fin de l’école maternelle. Les enfants acquièrent ainsi en profondeur toute une palette de compétences artistiques ; en utilisant ces compétences, ils arrivent à construire, concevoir, communiquer des projets puis des idées de plus en plus pointus. L’art accompagne ainsi l’apprentissage de l’enfant.
Comment transposer une expérience aussi spécifique dans un autre contexte ?
A moins d’être à Reggio même, on ne travaille pas dans une « école Reggio » mais dans une « école d’inspiration Reggio ». On ne peut pas reproduire, on ne peut pas formater cette approche. Il faut regarder le contexte dans lequel se situe l’école, et considérer l’expérience de Reggio comme une « provocation », justement.
Des milliers d’éducateurs ont amené cette pédagogie dans leurs écoles, partout dans le monde (voir le témoignage d’une parent d’élève et enseignante au Royaume-Uni). Des écoles publiques, de la maternelle jusqu’au secondaire, s’en inspirent (et c’est d’autant plus impressionnant qu’à Reggio, la pédagogie ne concerne que les écoles maternelles, puisque dès le primaire les enfants doivent suivre le programme d’Etat qui ne s’en inspire pas). L’approche Reggio inspire les commissions scolaires publiques d’autres pays, parfois même les programmes de formation professionnelle (police provinciale en Ontario !).
La formation des professeurs
On peut faire une semaine de découverte à Reggio , mais on n’en sort pas avec un certificat ou un diplôme… pour être enseignant Reggio, il faut étudier chaque jour. Les professeurs se réunissent quotidiennement pour étudier ce qui se passe dans les classes, pour préparer ce qui va se passer le lendemain, choisir d’autres directions, choisir quel matériel mettre à la disposition des enfants, comment impliquer les enfants. On étudie chaque jour ce qui s’est passé, comme des chercheurs, et on prend les décisions ensemble pour relancer le lendemain. Ce sont des réunions quotidiennes de développement professionnel qui demandent une grande rigueur intellectuelle, de la discipline, de l’énergie : ce ne sont pas des réunions informelles. On est à la recherche des structures cachées dans le travail des enfants, qui nous permettent d’interpréter ce qui se passe en classe. Les professeurs sont généralement des passionnés !
Quelques ressources pour aller plus loin
Le site de l’école de Jennifer, ECOLINT , présente les projets et la vie de l’école en français (voir la section actualités ) et en anglais. Sur la page d’accueil passe une vidéo qui montre quelques instantanés pris en classe. Vous pouvez suivre aussi leurs comptes Facebook et Instagram.
Reggio Children publie beaucoup, et ses livres sont disponibles à la vente sur Internet, mais peu sont disponibles en français.
L’ouvrage en anglais “Making thinking visible » – produit par Harvard Project Zero et Reggio Children.
L’ouvrage en anglais The Hundred Languages of Children.
Jennifer est la directrice du programme primaire de l’école internationale de Genève, ECOLINT, en Suisse, depuis 2009. Enseignante à Toronto (Ontario, Canada) depuis 1987, elle découvre et se passionne pour la pédagogie Reggio à partir de 2002. En 2006, elle invite la grande exposition « Les cent langages de l’enfant » à Toronto, ce qui permet d’ouvrir le débat sur les programmes de l’école public entre les écoles, les universités et la commission scolaire, et favorise la création de l’Ontario Reggio Association. Grande sportive, parfaitement bilingue, elle est aussi maman de deux enfants.
Cet épisode vous a inspiré et vous rêvez de monter votre propre école Reggio? Découvrez le témoignage de Mélanie, qui nous raconte son aventure: comment ouvrir une école…
Ping : L'école du troisième type - Editions des Petits Pas